FESTIVAL DES FORMES RADICALES 2023
Festival des Formes Radicales 2023
La troisième édition du Festival des Formes Radicales s'est déroulée du 7 au 10 décembre 2023 au Théâtre Elizabeth Czerczuk.
Le Théâtre Elizabeth Czerczuk vous a convié à une expérience cathartique du 7 au 10 décembre 2023, dans le cadre du Festival des Formes Radicales, avec pour thème cette année « l’Absurde ».
Intervention de l'universitaire Joseph Danan (professeur à l’Institut d’Etudes théâtrales Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, et auteur dramatique) durant la table ronde :
"On a déjà évoqué le fait que nous sommes en quête d’un sens à nos existences, et c’est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui, les grands discours qui nous permettaient de nous repérer, les idéologies, sans parler de la religion, se sont l’un après l’autre effondrés, et cet effondrement apparemment n’est pas terminé. Et puis il y a ce fameux théâtre de l’absurde. C’est sans doute l’universitaire qui parle en moi, mais je suis toujours très gêné par la récurrence avec laquelle ce terme d’“absurde” revient dans les travaux des étudiants, car il y a le risque que ce terme devienne une étiquette trop commode qui empêche de penser. Ce qui me pose problème avec “l’absurde”, c’est d’essayer de savoir ce que ça recouvre.
Le livre de Martin Esslin paru en 1963, Le Théâtre de l’absurde, qui a consacré cette expression déjà en usage dans les années 1950, regroupe un nombre d’auteurs considérable qui n’ont à peu près rien à voir entre eux. À commencer par Beckett et Ionesco, si différents l’un de l’autre, mais aussi des auteurs comme Adamov, Genet, Arrabal, Max Frisch ou même Pinter... Le risque est celui d’une étiquette trop simple. Mais c’est aussi le problème des notions ou des concepts qui s’usent. Plus récemment on a pu le voir avec la notion de “théâtre post-dramatique” initiée par Hans-Thies Lehmann, devenue une espèce d’étendard commode et, au total, une catégorie “fourre-tout”.
Je me suis donc demandé ce qu’il y avait derrière ce terme. De quoi cet “absurde” est-il le nom ? Et en voyant Amok l’autre soir, j’ai fait une liste de mots qui me venaient à l’esprit, qui seraient susceptibles de se substituer à “l’absurde”... liste que j’ai oubliée sur mon bureau avant de venir ici. De mémoire, on y trouvait :
“Onirisme” : c’est une notion fortement présente quand on voit les spectacles d’Elizabeth, je me permets d’élargir car ce que je veux dire d’Amok, évidemment, vaut aussi pour une grande part pour Aujourd’hui, c’est mon anniversaire puisqu’il y a une esthétique qui est à l’évidence la même, et qui vous caractérise.
“Onirisme”, “cauchemar” qui en est une forme spécifique, “cauchemar de l’Histoire” si je poursuis cette déclinaison (l’Histoire avec un grand H et ses traumatismes).
“Spectres”, “fantômes” (confusion entre les vivants et les morts), “marionnettisation” ou “marionnettes”, “pantins”. Vous ayez une forte tendance – c’est ainsi que je l’ai perçu en tout cas –, à demander à vos actrices et à vos acteurs une forme de mécanique que j’appelle “marionnettisation”. Il faudrait nuancer ou assouplir cette impression, voir comment les actrices ou les acteurs assouplissent précisément cet effet quand vous allez davantage vers la chorégraphie.
En dehors de ces termes, j’avais noté aussi une série de références. Artaud, qui a été évoqué, Gombrowicz évidemment, et puis la Pologne ! Comment ne pas y penser ? C’est très polonais, autant que je puisse en juger. Et puis, tout aussi évidemment, Kantor, votre maître. Et, à la suite de Kantor ou, pour être précis, le précédant, il y a tout ce dont Kantor hérite et qu’on pourrait regrouper sous le terme générique des “avant-gardes”. Les avant-gardes, c’était il y a un peu plus d’un siècle ; en 2024 ce sera le centenaire du manifeste du surréalisme d’André Breton, du premier manifeste, mais avant Breton il y a eu Dada, et c’est vrai que derrière ce terme d’“absurde”, il y a toute une histoire du théâtre – puisque c’est ma spécialité de chercheur –, mais c’est aussi toute l’histoire des formes artistiques qui naît dans les avant-gardes européennes du début du 20e siècle et même avant avec un auteur comme Alfred Jarry si on pense à Ubu roi. Au début du 20e siècle se constitue alors ce qu’on va plus tard nommer “absurde”, à travers le futurisme en Italie, mais aussi le futurisme russe, l’expressionnisme (si présent dans votre esthétique), et à travers dada, bien sûr. J’ai essayé de voir le maximum de choses pendant ce festival, et j’ai souvent pensé à ces avant-gardes, j’ai souvent pensé à dada, aux premières manifestations dada, dans cette espèce de joyeux bordel – pardon ! –, dans lequel vous nous plongez, où surgissent des musiciens, des danseurs, des danseuses, à tous les coins de porte – je parle là de ce qui se passe en dehors des spectacles sur la scène : dans ce spectacle qu’est votre théâtre tout entier. En dehors de la scène, vous faites de votre théâtre un espace mental et esthétique dans lequel tout ça se mêle, se croise. On y rencontre aussi des tableaux, des mannequins et des films.
Alors pour toutes ces manifestations, eh bien, la notion d’absurde, Elizabeth, vous a probablement aidée – puisque vous avez intitulé votre festival ainsi – à cristalliser quelque chose, mais je n’arrive pas à épuiser ces manifestations en les réunissant sous le terme d’“absurde” ; j’ai besoin de trouver d’autres entrées, d’autres notions, d’autres références, celle d’“absurde” me paraissant trop vague.
[...]Je pense qu’il faut distinguer le sentiment existentiel de l’absurde, et le fait de l’utiliser comme catégorie artistique. C’est très différent. Si je peux ajouter une chose – parce que sinon ce serait inépuisable –, c’est que, face à l’absurde, nous ne pouvons pas nous empêcher de chercher du sens. Dans Fin de partie de Beckett, il y a un moment, dans un dialogue entre Hamm et Clov, où l’un des deux dit : “Est-ce que nous ne sommes pas en train de signifier ?” et ça l’épouvante complètement.
Beckett était terrible par rapport à ça, dès qu’on lui posait une question sur Godot, “Godot c’est Dieu ?” “Je n’en sais rien” disait-il, et puis il coupait court à toute tentative d’interprétation. Mais nous, face à une œuvre d’art – enfin… je dis nous –, il me semble que nous ne pouvons pas nous empêcher de chercher du sens. Et j’ajouterai une dernière chose, c’est que peut-être il ne s’agit pas de trouver un sens (à la rigueur, comme je le disais, du sens) mais peut-être que le simple questionnement, le fait de chercher du sens, suffit à faire sens."