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Être réceptif, car le mouvement se déploie sans prévenir

Éloge communicatif d’une folie pas très ordinaire

« La maladie mentale et l’humour noir constituent l’essence de cette pièce où tout n’est qu’illusion et déchéance », précise Elizabeth Czerczuk. 

Avec sa troupe, Elizabeth Czerczuk prend chaque spectateur par la main pour l’entraîner dans l’univers déjanté et glaçant de Dementia Praecox.

Quand ils ne grimacent pas, ils ricanent. Les personnages de cette non-histoire n’en font pas trop pour se faire remarquer, leur accoutrement suffit. Les costumes de Joanna Jasko, tout droit sortis de l’imaginaire collectif des asiles d’aliénés, les situent dans un univers parallèle. La metteuse en scène et chorégraphe, Elizabeth Czerczuk, ne livre pas les clés. Avec Dementia Praecox (démence précoce), inspiré des écrits du dramaturge Stanislaw Ignacy Witkiewicz (suicidé au lendemain de l’entrée des troupes russes en Pologne, le 17 septembre 1939), elle propose non pas d’assister à un énième spectacle sur la folie, mais à chacun, d’une certaine façon, d’en faire partie.

Être réceptif, car le mouvement se déploie sans prévenir

Que ce soit en prenant la main des présents pour les conduire jusqu’à la salle de spectacle, en les invitant à danser, ou en leur grommelant au passage quelques formules pas magiques pour deux sous. Parmi les personnages, un garçon-chien, muselé, allant à quatre pattes grogner aux genoux de l’un ou de l’autre. Une religieuse qui ne convertit personne. Pendant que l’un des personnages se fait « doucher » dans une baignoire à roulettes, un autre dingue, venu en courant du jardin intérieur, se précipite avec force sur la baie vitrée en hurlant. Le garçon-chien aboie et geint.

« La maladie mentale et l’humour noir constituent l’essence de cette pièce où tout n’est qu’illusion et déchéance », précise Elizabeth Czerczuk qui depuis octobre dernier met à l’honneur dans son théâtre (TEC, proche de la place de la Nation) le « patrimoine théâtral et dramaturgique polonais », avec des auteurs comme Witkiewicz, mais aussi Grotowski, Kantor, Gombrowicz. Peu, très peu de paroles intelligibles dans Dementia, quelques-unes en français, quand par exemple l’un des protagonistes déclare que, lorsque l’on fait de la publicité pour le papier toilette (des rouleaux sont offerts aux spectateurs), la troisième guerre mondiale n’est pas loin. Comme une critique évidente de la société de consommation et du système capitaliste dans son entier.

L’aventure s’apparente à une opération de survie. Dans un univers glacé qui n’exclut pas la sensualité torride, quand, munies de faux seins énormes et de fouets, quelques matrones font leur loi ; ou sur un mode différent, quand le garçon-chien, cette fois sur ses deux pattes, chante d’une voix forte et modulée : « Ne me quitte pas/Tout peut s’oublier »… accompagné par les trois excellent(e)s musicien(ne)s, de la compagnie, qui compte vingt comédiens présents sur le plateau. Foule devenue rare sur une scène. Une seule consigne peut être donnée : être attentif et réceptif, car le mouvement se déploie sans prévenir aux quatre coins de l’espace et même sur les murs pour une brève projection qui ajoute à la démesure du propos et renforce l’invitation à s’interroger sur la folie que l’on voudra.

 

Gérald Rossi, L'Humanité, 8 janvier 2018 

DEMENTIA PRAECOX. DANS UN CREUSET POÉTIQUE ET ONIRIQUE, LA PARABOLE DU FOU ET DU SAGE

Librement inspiré d’une pièce de Witkiewicz, ce spectacle, d’une grande force plastique, remet au goût du jour l’interrogation des années post-1968 sur le rapport scène-salle.

Lorsqu’on pénètre dans le théâtre, on laisse à l’entrée la quiétude bourgeoise, rassurante, d’un théâtre « parisien » pour découvrir un lieu curieux, un peu inquiétant, entre cabaret et chapelle à messes noires. L’ambiguïté est de règle. Le noir et le rouge dominent un espace peuplé de mannequins, grandeur nature, qui rappellent l’esprit décadent du Berlin des années 1920 : hommes en bas résille, femmes vêtues de dessous affriolants, etc. Éros et Thanatos sont les esprits des lieux. Le spectacle nous emmènera du bar décalé, étrangement peuplé, où on nous invite à entrer, vers la salle où se déroule le spectacle. Déjà un certain rapport scène-salle est aboli : ce sont les comédiens qui nous prennent par la main pour nous entraîner dans leur univers.

La violence d’un portrait-charge contre la »normalité » de la société 

La pièce de Witkiewicz, le Fou et la nonne, met en scène un poète, Walpurg, enfermé comme fou, que le médecin pense guérir par la psychanalyse et maintient « au calme » par l’usage abusif et répété de drogues. L’arrivée d’une nonne dans sa cellule va tout faire basculer. Reniant la « normalité » d’un monde inacceptable où s’étalent les absurdités de la religion, celle-ci jette sa cornette aux orties et sa vertu avec. Quant au poète, il retrouve le goût de créer. La pièce révèle un monde en plein dérapage où crimes, suicide et résurrection forment le soubassement de l’inacceptable. Qualifiée de « cabaret expressionniste » par les critiques lors de sa première présentation en 1959, la pièce, rédigée en une nuit, dit-on, sans relecture, développe un humour subversif et iconoclaste et fait de l’érotisme l’un des ressorts de la libération. Comme dans le Système du professeur Goudron et du docteur Plume d’Edgar Allan Poe, les fous deviennent les gardiens et les « sages » des aliénés dans un maelström où sombrent les conventions et les diktats sociaux. 

L’esprit et la lettre

De cette pièce, Elizabeth Czerczurk retient davantage l’esprit que la lettre. Le texte qui résonne par bribes tout au long du spectacle laisse la place à une vision apocalyptique et chorégraphiée plus que purement théâtrale. Très plastique et esthétiquement forte, la mise en scène s’inscrit d’emblée hors du réel, dans un univers onirique où l’hybridation dit l’abolition des frontières entre folie et normalité, où chaque personnage, pris au piège de son propre délire, dénonce en même temps les facteurs qui l’ont poussé vers la folie et ont fait de lui un être en marge, enfermé par la société qui ne peut tolérer le désordre qu’introduit sa déviance. Convulsive, elle rappelle la puissance intérieure invoquée par Artaud pour mettre à bas un certain théâtre, se libérer et retrouver une forme première, essentielle, détachée des conventions, un théâtre de la « peste ».

Entre Grotowski et Kantor

Polonaise, Elizabeth Czerczurk marche sur les traces de ses aînés. À Grotowski, elle emprunte la volonté de dépasser le clivage entre théâtre, danse, chant et rituel et son souci de rendre à l’acteur un jeu organique et immédiat. Elle reprend la « nécessité d’abolir la distance entre l’acteur et le public, en éliminant la scène, en détruisant toutes les frontières. Que les scènes les plus drastiques se produisent face à face avec le spectateur afin qu’il soit à portée de main de l’acteur, qu’il sente sa respiration et sa sueur. » Les spectateurs de Dementia praecox ne sont pas séparés des aliénés. Point de scène surélevée, de vision purement frontale. L’espace du jeu descend en pente douce vers une allée centrale de part et d’autre de laquelle sont assis les spectateurs. Nous sommes au milieu de ce monde en délire. Bientôt nous serons conviés à y participer en devenant nous-mêmes, l’espace d’un moment, les partenaires des acteurs dans un bal où les frontières se délitent.

De Kantor et de Cricot 2, elle reprend la conception radicale héritée du dadaïsme, la mise en accusation du pouvoir et de ses abus, de la violence faite aux hommes, mais aussi les réminiscences qui font remonter à la surface les revenants de la mémoire, avec leurs lambeaux d’enfance, la force plastique de ces visages blanchâtres, livides, à travers lesquels parlent d’autres voix que les leurs, qui font surgir autre chose que ce qu’ils sont. Images « de la fin de la vie, de la mort, de la catastrophe, de la fin du monde. Non sans raison ».

Au-delà du « quatrième mur »

On l’aura compris : pour profiter pleinement du spectacle, il faut accepter de laisser au vestiaire sa peau de spectateur consommateur, céder un peu de soi, lâcher la bride pour passer de l’autre côté du miroir. Ce qui fait le prix du spectacle en fait aussi la limite. Lorsque dans les années 1970, l’espace scénique se trouvait réinterrogé, remis en cause, contesté par des metteurs en scène aussi divers qu’Antoine Vitez, Luca Ronconi ou Ariane Mnouchkine, on était de plain-pied avec une société qui questionnait tous ses présupposés, repensait le rapport scène-salle comme les relations entre les individus. Le théâtre et la vie allaient de pair. Dans la phase de rétrécissement que nous connaissons aujourd’hui, dans ce retour vers des « valeurs » stabilisantes et stables, que penser de ces formes qui affirment leur divorce d’avec la société ? Elles paraissent à la fois fascinantes par leur permanence entêtée et en même temps dérisoires tant la machine à araser tout ce qui dépasse, tant l’équarrissage pour tous ont été impitoyables. Alors, faut-il se féliciter que le théâtre retrouve aujourd’hui d’anciennes valeurs contestataires ou penser que cette remise au goût du jour a des allures de musée de cire où sont exhibées les vieilles gloires ? S’il n’est pas possible de lever clairement la contradiction, la gêne demeure…

 

Sarah Franck, Art-chipels.fr, 9 janvier 2018

Scènes d’une folie peu ordinaire

Immersion dans le monde de la folie, Dementia Praecox 2.0 d’Elizabeth Czerczuk puise chez les maîtres polonais sa capacité à s’attaquer au présent. Avec une inquiétante et inhabituelle beauté. 

C’est dans une robe blanche aux armatures apparentes, un enfant de tissus bien calé dans les bras, qu’Elizabeth Czerczuk se présente au public rassemblé au bar de son théâtre. Sa démarche tournoyante et son expression étrange, méditative, fait office de signal de ralliement. Le visage assorti à la tenue de la maîtresse de maison, la tête couronnée de bandages et le corps parcouru de spasmes, la vingtaine de danseurs et comédiens de Dementia Praecox 2.0 rejoint la mère-derviche aux longs cheveux blonds. Et entame sans attendre une série de petits rituels qui nous feront traverser une partie du superbe lieu de l’artiste d’origine polonaise, dont les peintures rouges et noires et les allures de cabinet de curiosité gothique s’accordent à la mise des créatures souriantes malgré l’enfermement qu’on devine. Malgré la douleur. Quelque part entre le surréalisme et le burlesque, la compagnie d’Elizabeth Czerczuk reprend son petit manège de vie et de mort là où l’avait laissé son Requiem pour les artistes, première partie d’un triptyque sur le purgatoire qui s’achèvera au mois de mars avec Matka. Après un hommage explicite à ceux qu’elle reconnaît comme ses maîtres – parmi lesquels Tadeusz Kantor, Antonin Artaud Jerzy Grotowski, avec qui elle a travaillé à ses débuts en Pologne –, l’artiste adapte très librement Le Fou et la nonne (1923) de Stanislaw Witkiewicz. Un écrivain, philosophe et peintre assez peu connu en France mais fameux en Pologne, dont l’œuvre théâtrale fut consacrée à la recherche d’une « Forme pure ».

Scènes d’une folie peu ordinaire

Davantage visuelle, physique et musicale – excellents, Thomas Ostrowiecki à la percussion, Anne Darieu au violon et Karine Huet à l’accordéon se joignent au mouvement général – que textuelle, la pièce d’Elizabeth Czerczuk offre une expérience cathartique peu commune. Foisonnante et d’une grande précision. Immersive, mais jamais au détriment du sens, priorité de la comédienne et metteuse en scène qui cultive son entre-deux théâtral depuis son entrée au Conservatoire de Paris en 1991. À travers leurs scènes de folie débridée et tout en contrastes, la nonne rockeuse, le fou verbeux et tous les bizarres personnages de Dementia Praecox 2.0 composent en effet un miroir de notre temps dans lequel on se mire avec un bonheur mêlé d’effroi. Formés pour moitié environ au Laboratoire d’Expression Théâtrale que dirige Elizabeth Czerczuk au sein de son théâtre, les interprètes de cette fresque hybride n’ont qu’à déployer leur pantomime tressautante pour dire leur rapport au monde. Leur culte du paradoxe et leur méfiance envers l’image, qu’ils prennent visiblement plaisir à malmener lors d’une courte projection de Culture Pub et d’une distribution commentée de journaux. Tendres autant que bagarreurs, les aliénés qui investissent la belle salle transformable de deux cents places de ce théâtre si singulier n’ont guère besoin de beaucoup de mots pour nous en conter beaucoup.

Anais Heluin, La Terrasse, 20 décembre 2017

Un art total tourné vers le happening

Vous souvenez-vous de la Giselle de Mats Ek ? C'est dans le même univers, celui d'un  hôpital psychiatrique que nous emmène par le théâtre, le mime et la danse Elizabeth Czerczuk dans un périple au cours duquel le spectateur aura tout loisir de côtoyer, voire d'étudier de près, de très près même, toutes sortes d'aliénés. En effet, en franchissant sa porte, ne rêvez pas vous retrouver confortablement assis dans un fauteuil comme vous en avez l'habitude dans un théâtre classique, n'espérez pas boire les paroles de vos comédiens préférés de la même manière que s'ils étaient sur un plateau, ne vous imaginez pas vous pâmer devant les entrechats de vos étoiles favorites comme si vous étiez à l'Opéra, ne pensez pas goûter à la musique comme lorsque vous vous trouvez vautré dans votre divan. Non, vous partagerez l'intimité de ces êtres et leurs états d'âme, vous les côtoierez comme s'ils faisaient partie de votre cercle d'amis les plus proches, vous vivrez leur quotidien tel qu’ils le vivent. Car Elizabeth Czerczuk, élève et émule de Jerzy Grotowski, polonaise tout comme lui, a éprouvé l'envie et le besoin de bousculer les traditions et de vous extraire de vos habitudes, afin de vous faire vivre aussi intensément que possible les personnages qu’elle met en scène, avec lesquels elle cohabite, auxquels ses acteurs et elle-même s’assimilent. Fondateur du « Théâtre laboratoire (Teatr Laboratorium) de Wrocław », Grotowski doit en effet sa notoriété au fait que ses spectateurs, en très petit nombre, partageaient le même espace scénique que les acteurs. Pas de décor, pas d'effets de lumière, pas de grimage, pas de costumes. Pour Grotowski, "l'acteur était le tout du théâtre et le théâtre était là pour favoriser son passage à un degré d'humanité plus vrai que le degré quotidien. Tout se jouait donc sur l'extraordinaire intensité dramatique et physique d'artistes supérieurement entraînés, sur les qualités expressives de leur voix et sur leur présence presque insoutenable dans l'espace. En dépit de son éclat parfois violent, l'action obéissait à la précision rigoureuse et comme nécessaire d'un rite". En fait, ce n’était pas un théâtre au sens habituel du terme mais plutôt un institut « scientifique » qui se consacrait à la recherche dans le domaine de l’art de l’acteur, un théâtre qui, comme l'a écrit Peter Brook, serait un "véhicule  qui entraîne ses passagers moins à représenter des rôles qu'à se connaître eux-mêmes et, surtout, à se reconnaître entre eux. (…) L'acteur est une fin, alors que le rôle est secondaire ; le rôle est un attribut du théâtre, et pas un attribut de l'acteur." 

Cette technique, fondée par conséquent "sur le travail de l’intégralité du corps et des émotions" est aussi celle d’Henryk Tomaszewski dont Elizabeth Czerczuk a également été non seulement l’élève mais, aussi, la première directrice de son théâtre après sa mort. Si la conception du spectacle chez Grotowski était davantage tournée vers le théâtre, celle de Tomaszewski l’était surtout vers le mime et la danse. Toutefois ces deux artistes partageaient le même intérêt passionnel pour toutes les formes de rituels et de pratiques contrôlées de la transe. Il en résulta la conception d’une technique corporelle plus exigeante et d’un système de représentation davantage centré sur l'identification du corps à l'objet que sur les émotions ou le rapport du sujet à l'objet. L’art d'Elizabeth Czerczuk, qui fonda en 2013 le Théâtre-laboratoire qui porte désormais son nom, résulte de la fusion des deux techniques élaborées par ses deux maîtres, Grotowski et Tomaszewski. Pour cette artiste, la participation du public à ses spectacles permet à celui-ci de se libérer de ses angoisses afin de mieux se déplacer dans l’espace de la vie. Ce lieu, qui vient tout juste d’être rénové et agrandi, lui permet désormais, outre de présenter ses spectacles, d’accueillir en résidence de nouvelles compagnies.

Eloge du monde de la folie auréolée d’une musique originale signée Sergio Gruz et Julian Julien, Dementia Praecox2.0 est le second volet d’une trilogie dont les deux autres, Requiem pour les artistes et Matka, ont été composés antérieurement. Dans cette pièce interactive vue sous l’angle de Tadeuz Kantor dont l'art s'inspirait du constructivisme, du dadaïsme et du surréalisme, se côtoient une vingtaine de personnages somptueusement nippés, tous atteints de différents types de folie à divers degrés, depuis la perte de confiance jusqu’à la folie furieuse, en passant par la prostitution par manque d’amour. Tout l’art de la chorégraphe-metteur en scène, toute sa force et son talent consistent à rendre ses personnages actuels, à faire en sorte qu'ils soient parfaitement « lisibles », à contraindre le public à partager leur état, afin "d’éveiller sa sensibilité pour qu’il comprenne les angoisses et la souffrance de ses aïeux". D’où la nécessaire promiscuité - pour ne pas dire fusion - entre acteurs-danseurs et spectateurs. Cela pourrait paraître parfois dérangeant pour ces derniers. Ce ne l’est pas, et c’est bien là le prodige car tout se passe dans la confiance et, finalement, le message est parfaitement perçu. S'il n'est pas réellement nouveau, ce processus créatif qui redimensionne le travail du comédien entraîne le public dans une véritable catharsis et permet au théâtre contemporain de se réengager dans une voie encore insuffisamment explorée.

 

Jean Marie Goureau, Critiphotodanse, décembre 2017

Le théâtre Polonais, c'est de la folie

La compagnie d’Elizabeth Czerczuk, à Paris, développe un art cathartique expérimental d’une grande singularité

Derrière une façade discrète de la rue Marsoulan, dans un XIIe arrondissement où les lieux culturels se font rares, le Théâtre Elizabeth Czerczuk offre au visiteur un dépaysement immédiat. Rouvert le 5 novembre, après des travaux qui, selon les habitués, l’ont rendu méconnaissable, l’endroit nous introduit dans l’univers tout en contrastes de l’artiste d’origine polonaise. Peintures noir et rouge, lustres en cristal, mannequins de plastique aux tenues dignes de films d’épouvante de série B… Nous sommes là très loin des atmosphères neutres de nos théâtres publics, conçus pour accueillir des esthétiques diverses. Rien à voir non plus avec le luxe désuet affiché par la plupart des théâtres privés. Privé, le Théâtre Elizabeth Czerczuk l’est pourtant. Mais d’une manière bien à lui. Propriété de la compagnie dont il porte le nom, il est le laboratoire d’un théâtre qui puise ses racines chez les grands maîtres polonais des années 1950-1970.

C’est au bar du théâtre, au début du spectacle Dementia Praecox 2.0, que nous rencontrons Elizabeth Czerczuk. Vêtue d’une robe blanche aux armatures apparentes, une poupée dans les bras, elle va comme chaque soir à la rencontre du public avec les interprètes de sa pièce. Le visage livide et la tête ceinte de bande- lettes, habillés de blouses d’hôpital, agités par des tremblements mais le sourire aux lèvres, ils entraînent leurs convives d’un soir jusqu’à une baignoire installée un peu plus loin. À l’intérieur, un jeune homme presque nu se laisse frotter le corps par un compagnon muni d’une brosse, tandis que d’autres entreprennent de le tirer à travers le hall du théâtre.

« Je veux entrer en contact de manière directe avec le spectateur. Lui offrir une catharsis qui lui permette de s’extirper un temps du galop quotidien dans lequel nous vivons », explique l’artiste. Tous aussi intenses, souvent chorégraphiques, une série de tableaux de folie se succèdent. Glaçants et drôles à la fois. Superbes.

Aménagée pour l’occasion en un dispositif bifrontal, la salle transformable de 200 places offre un espace idéal à la révélation des tics et des obsessions de chacun des vingt personnages, plus les trois musiciens qui rythment leurs étranges rituels. Parmi ces  créatures remuantes, certaines se détachent. Une nonne aux déhanchements et au swing spectaculaires, notamment, ainsi qu’un poète qui s’exprime par citations. Parmi lesquelles des bribes du Fou et la Nonne (1923) de l’écrivain, philosophe et peintre Stanis- law Witkiewicz (1851-1939), méconnu en France mais célèbre en Pologne.

Auteur favori d’Elizabeth Czerczuk, ce dernier est à l’origine de bon nombre des spectacles qu’elle crée depuis 1992 avec sa compagnie. Comme Requiem pour les artistes, par exemple, spectacle-hommage à Witkiewicz, à Antonin Artaud et à Tadeusz Kantor (1915-1990), avec qui elle a fait ses débuts en Pologne, où elle a aussi travaillé avec Jerzy Grotowski (1933-1999). Un artiste dont le « théâtre pauvre », centré sur le corps de l’acteur, a marqué les scènes françaises et internationales à partir des années 1970.

En mars prochain, Matka, librement inspiré de La Mère, de Witkiewicz, viendra clore le triptyque sur le purgatoire entamé avec Requiem. Après quoi, Elizabeth Czerczuk poursuivra le développement de son théâtre, qu’elle revendique comme « total » et « métaphysique ». « Métissé » également, du fait de son ancrage français de longue date – dès 1991, elle est entrée au Conservatoire de Paris où elle a suivi l’enseignement de Daniel Mesguich, de Philippe Adrien ou encore de Jean-Pierre Vincent et de son désir de trouver un langage adapté à son public. Un public qu’elle juge « très différent de celui de ses maîtres ». « Soumis non seulement à un autre rythme de vie, mais aussi à un flux d’images que le théâtre doit permettre d’interrompre le temps d’une représentation. Pour nous reconnecter à notre part de fantasmes. »

Autant qu’un théâtre cathartique, c’est donc un théâtre de résistance que pratique Elizabeth Czerczuk, accompagnée par des artistes fidèles et de nouvelles recrues. Par les élèves de son Laboratoire d’expression théâtrale aussi, qu’elle forme tout au long de l’année à son « théâtre du corps et de l’émotion ». À son art du paradoxe, où la mort est pleine de tendresse et la folie très saine dans son refus duprêt-à- penser. Dans son goût de l’échange et de la réflexion qui fait du lieu d’Elizabeth Czerczuk un endroit à part, lequel accueillera bientôt en résidence d’autres compagnies aux esthétiques « radicales ». Un adjectif que la maîtresse des lieux ne craint pas d’employer en ces temps de modération théâtrale.

Anais Heluin, Politis, 21 Décembre 2017 

Création foisonnante qui se déploie partiellement en libératoire et en interactivité totale avec le public

Saisie au vol par une oreille attentive, une phrase prononcée au cours d'un prologue déambulatoire, annonce le registre du spectacle auquel convie Elizabeth Czerzuk avec "Dementia Praecox 2.0", la dernière mouture en date d'un opus en working process permament : "une catharsis dont vous sortirez, peut-être, indemne".

Soit une immersion dans le monde de la folie inspirée par une oeuvre du dramaturge polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz qui, prônant la théorie de la forme pure, s'inscrit dans la mouvance de l'avant-gardisme du début du 20ème siècle, du surréalisme du théâtre Dada au théâtre mécanique des Futuristes, avec la recherche de nouvelles formes dramaturgiques et de mise en scène qui, d'une part, seraient libérées de l'entrave verbale que constitue le texte.

Et d'autre part, elles ne viseraient pas à la représentation illusionniste assujettie au réalisme et au psychologisme mais à un théâtre d'images dans le rapport au réel, vécu conjointement par les acteurs et les spectateurs, dans un système de jeu plastique basé sur la dramaturgie du corps qui se rapproche du théâtre performatif contemporain.

Dans "Le Fou et la Nonne", sous-titrée "Le malheur des uns fait le malheur des autres" et présentée par son auteur comme une "courte pièce en trois actes et quatre tableaux, dédiée à tous les fous du monde, y compris ceux des autres planètes de notre système ainsi que des planètes des autres soleils de la voie lactée et autres galaxies et à Jan Mieczyslawski", Witkiewicz décline, à travers les personnages d'un poète interné dans un asile psychiatrique qui tombe amoureux d'une nonne chargée de l'apaiser, les thématiques récurrentes.

Soit, et entre autres et outre la déclinaison des rites sabbatiques de la Nuit du Walpurgis, la frontière fluctuante entre folie et normalité ainsi qu'entre génie et folie, la société répressive dont les artistes sont les premières victimes, l'anticléricalisme, l'érotomanie et la parodie de la psychanalyse.

Comédienne et metteuse d'origine polonaise totalement investie dans cette démarche artistique placée sous les figures tutélaires de Tadeusz Kantor et Jerzy Grotowski, Elizabeth Czerczuk vise donc à un "théâtre chorégraphié" qui préside à cette création foisonnante qui se déploie partiellement en libératoire et en interactivité totale avec le public qui est invité à rejoindre la sarabande des fous.

Dans une esthétique de cabaret expressionniste avec la musique-fusion originale de Sergio Gruz et  Julian Julien et les extravagants costumes confectionnés par Joanna Sroka Jasko, se déroule une succession de scènes menées par la troupe du Théâtre Elizabeth Czerzuk composée de comédiens, chanteurs et danseurs au parcours atypiques. 

Procession des fous, déambulation psychotiques, sarabande des camisoles, tour de Babel des démences en cacophonique volière polyglotte à l'instar du cosmopolitisme des officiants, parade de freaks et miroir tendu à la face du monde, s'avèrent, selon la sensibilité de chacun, ou/et sidérantes, fascinantes, déroutantes, roboratives, angoissantes, jubilatoires.

 

MM, Dementia Praecox 2.0, froggydelight.com

"Dementia Praecox" : une oeuvre d'art aussi fascinante que dérangeante

Sur scène s'opère une représentation de la vie. Et qu'est-ce donc qu'une représentation de la vie sinon l'art ? "Dementia Praecox" questionne la relation qui existe entre une oeuvre et son public. Le spectateur est nécessaire pour que l'art ait une existence. Sans personne pour l'appréhender, alors il ne signifie plus rien. Le spectateur fait partie intégrante de l’oeuvre. 

Le spectacle envahit tout l'espace. Il n'y a pas une scène prédéfinie. Alors que le public attend devant le coin bar, les comédiens défilent les uns derrière les autres. Ils poussent des cris spontanés, éclatent de rires hystériques, survenus de nulle part, qui s'arrêtent aussi promptement qu'ils se sont échappés. Ils nous regardent, nous dévisagent, nous découvrent. Nous sommes leur spectacle. Ils jouent avec nous, ils jouent de nous. 

Les habits et les coiffures sont ceux des fous. On ne sait pas bien à quoi ce mot se réfère, mais on sait que c'est fou car ce n'est pas normal, ce n'est pas ce dont nous avons l'habitude. Les démarches sont singulières ; s'organise une sorte de chorégraphie, qui sera plus ou moins dansée en fonction des moments. Il se dégage une émotion bien réelle de l'échange entre le jeu et le public. La performance en elle-même est remarquable : l'exercice est très physique et demande un grand investissement du corps. Mais les artistes mobilisent également leur sensibilité. Se manifestent chez les spectateurs des sentiments similaires à ceux qui nous touchent lorsque nous traversons une galerie où sont exposés les chefs-d'oeuvre d'artistes performants : de la nostalgie, du dérangement, de la tendresse, de l'espoir… Cette oeuvre bouleverse. 

Nous serons parfois invités à participer à ce qui ressemble à une fête. Le public est installé de part et d'autre de l'aire principale de représentation. Les comédiens iront les chercher un par un, les invitant à se joindre à eux. Déjà l'on observe une façon différente de se mouvoir. Les fous dansent sans se référer aux regards des autres. Ils dansent comme ils en ont envie, pour eux. Alors, nos gestes à nous aussi, sans que nous y fassions attention, s'allongent, se désorganisent. Les comédiens nous libèrent pour quelques instants des conventions sociales. 

Il n'y a que trois types de personnes qui ne se retrouvent pas enchaînées par les normes de la culture : les enfants, qui ne sont pas encore formatés comme la société le voudrait ; les artistes, qui s'affranchissent d'eux-mêmes ; les débiles mentaux (au sens psychologique du terme), qui appartiennent à une autre réalité. Trois types que nous apercevons simultanément devant nous.

La représentation n'est plus seulement de l'ordre du théâtre ; elle devient un art hybride, y mêlant peinture et musique. Le spectacle nous fait l'effet d'un immense tableau vivant et mouvant. C'est une expérience visuelle et auditive qui pourra sembler déroutante pour certains, mais qui sera primordiale pour tout ceux qui s'intéressent à l'art et la société, et au rapport intime qu'il existe entre ceux-ci et l'être humain.

Ludivine Picot, La Revue du spectacle, 13 Décembre 2017 

Ici, rien n'est laissé au hasard.

Dementia Praecox : état de dégénérescence chronique et psychotique survenant chez les jeunes adultes.

Justement, ils viennent nous chercher au bar, ces jeunes « dégénérés chroniques et psychotiques ».
Dans une espèce de ronde des fous, une sorte de chenille aliénée, ils vont nous conduire dans la salle du T.E.C.

Très vite, nous allons nous rendre compte que ces étranges personnages forment une société-miroir, en loques, en camisoles aux longues manches et aux poignées intégrées, en muselières et collerettes en matière plastique transparente, en crinolines métalliques, ou en pseudo uniformes militaires.

C'est notre monde en fusion qu'on nous donne à voir, c'est sa folie, sa dérision, c'est sa démence.

Elizabeth Czerczuk nous propose une vertigineuse et magnifique plongée dans cette satire de nos sociétés malades.

A la croisée des chemins de la danse, du théâtre, de la performance scénique, de l'expérimentation, les quelque vingt-cinq comédiens vont nous mettre face à nos propres aliénations et à nos propres responsabilités dans ce qui est ou va arriver.

Ils seront accompagnés par trois musiciens en direct (accordéon, violon et percussions), ainsi que par les loops, les boucles, les pulsations et les musiques oniriques et troublantes de Julian Julien.

Nous allons assister à différents tableaux plus forts, plus coup-de-poing les uns que les autres.
Ce sont des chocs visuels, sonores, dramaturgiques qui nous sont proposés, ainsi que des chorégraphies suaves, sensuelles, intenses et interactives (votre serviteur s'est retrouvé à se déhancher comme un beau diable sur le dance-floor de cet hôpital à la fois psychiatrique et apocalyptique.

Et puis, après que l'on nous eût distribué des lambeaux de coupures de presse, voici cet homme en long manteau fabriqué de bandes de journaux.

Tel un magnat halluciné de l'information, tel un Citizen Kane atteint au dernier degré de schizophrénie, tel un Mark Zukerberg on ne peut plus paranoïaque et lucide, il nous prévient : la publicité pour le papier toilette va déclencher la troisième guerre mondiale !

En me prenant par l'épaule, et en me faisant déambuler à ses côtés, j'ai pleinement compris son message.

Ici, tout nous explose à la figure, tout nous saute au visage : la musique, le son, les chansons (nous entendrons, complètement bouleversés, une sublime et peut-être ultime version de « Ne me quitte pas ») !

Art viscéral, art plus que brut, théâtre expérimental, engagé, expression cathartique de nos incohérences ?
Certes. Mais ici, rien n'est laissé au hasard.

Elizabeth Czerczuk, metteure en scène et chorégraphe orchestre tout ceci de façon millimétrée, en adaptant librement la pièce « le fou et la nonne » de l'auteur polonais Stanislas Ignacy Witkiewitcz.

Que de travail, que de boulot, que d'heures de répétitions pour nous jeter en pleine figure cette apparence de chaos !
On ne peut pas dire qu'assister à ce spectacle laisse indifférent.
Au contraire, nous sommes vraiment pris à partie par le biais de cette folie communicative, à la fois originelle et ultime, par cette impression de vivre une expérience aliénante et en même temps libératrice.
Oui, c'est un théâtre qui vous entraîne dans un maelström poétique, dans une pulsation démentielle et une sarabande exutoire.
C'est un théâtre qui fait que le chroniqueur-critique n'a qu'une envie en sortant de la salle : coucher sur le papier ses impressions le plus à chaud possible, afin d'essayer de transcrire au mieux tout ce qu'il a vu et ressenti.

Ils sont finalement rares, ces spectacles-là.

Yves Poey, De la Cour au Jardin, 8 décembre 2017

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