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Exubérant et sensuel, comme sous influence d’opioïdes.

Une adaptation chorégraphique de la pièce phare de Witkiewicz : Exubérant et sensuel, comme sous influence d’opioïdes. 

Officiellement, Elizabeth Czerczuk met en scène des spectacles de théâtre. Mais on ne verra chez elle ni Tchekhov, ni Racine, ni Sartre. Ni de quatrième mur. Son univers est celui de Grotowski et de Witkiewicz, pourfendeurs du théâtre psychologique, fascinés par les possibilités du corps.

Issue de la tradition du théâtre polonais du XXe siècle, Czerczuk s’est aussi formée en France, à l’école Marceau et à la Comédie Française, avant d’entamer une collaboration avec Karine Saporta.

Sa trilogie consacrée à Stanislaw Ignacy Witkiewicz est faite de spectacles aussi chorégraphiques que dramatiques. Dans Matka - la mère, en polonais - chaque tableau est placé sous l’enseigne d’un quasi-unisson mécanique, sensuel ou autrement enflammé. Six danseuses forment un corps de ballet surréel, jusque dans un bal macabre décliné en Cancan, comme dansé par des automates.

Dans Matka, Elisabeth Czerczuk donne voix à l’auteur, à travers une conférence étouffée et ironise sur son désir de « forme pure » par un théâtre chorégraphique singulièrement impur. Théories et manifestes de Witkiewicz surgissent de manière quasiment fantomatique. La « forme pure » reste un idéal qui ne cesse de produire le sentiment d’inassouvissement pré-existentialiste dans lequel baigne le couple femme-homme (mère-fils ou autres relations au choix) dans sa perte de la relation au monde.

Baroque, surréel et ténébreux, sur fond de tango contemporain, dominé par le noir et le rouge, Matka tient autant d’Artaud que de Lautréamont, d’une inspiration New Burlesque ou de l’esprit underground du butô d’Akaji Maro. Mais des ténèbres naît une vitalité paradoxale, comme dans une fête des morts à la mexicaine: L’ivresse d’un dernier tango, avant l’effondrement...

Pour suivre cette glissade sensuelle vers l’abîme, le public prend place sur un plan incliné déguisé en pelouse, un peu comme pour une représentation nocturne en plein air.

Mais la salle est bien un sous-sol parisien, dans le XIIe arrondissement, dans une salle librement modulable, où la scénographie s’adapte à chaque création, pour une expérience théâtrale et chorégraphique, irrévérencieuse et unique en son genre. Dans un théâtre à la décoration underground qui a tout pour devenir un lieu culte en soi.

 

Thomas Hahn, DanserCanalHistorique

Matka un objet scénique absolument original

Le culturel ici rencontre la forme du culte. On pénètre l’espace du Théâtre Elizabeth Czerczuk dans une atmosphère, un univers résolument ténébreux et symbolique où les jeux de l’esprit et des sens sont convoqués.
Une ambiance décalée et fantasmagorique qui fait entrer le spectateur dans la pièce avant même de parvenir à la salle. Avec un décorum très poussé, des éclairages suggestifs, l’univers sonore confisqué par un comédien déclamant du Rimbaud, du Beaudelaire, du La Fontaine, on entre directement dans une vision décalée, un rêve, un cauchemar, une fantaisie que la metteure en scène et directrice du lieu à décidé de créer.
Dans la salle, la scénographie et l’installation scénique elles aussi débordent. Du plateau aux gradins tout a été travaillé pour inventer un monde. Sur scène, trois musiciens, différents niveaux de jeu et une série de miroirs sur roulettes qui vont faire évoluer l’espace. Les gradins eux ont été remplacés par une dune en pelouse vert pâle.


Matka signifie mère, en polonais. Mais cette pièce est aussi l’enfant chéri d’Elizabeth Czerczuk qui met en scène et joue. Elle est une ode à un poète multiforme du siècle dernier, Stanislaw Ignacy Witkiewicz. Un drôle de personnage riche de facettes, qui tenta l’aventure d’un théâtre d’avant-garde mais pas seulement. Sa carte de visite aurait porté les mentions suivantes : écrivain, peintre, dramaturge, théoricien de l’art, photographe, soldat dans l’armée du tsar, ethnologue à l’occasion, romancier. Un touche-à-tout exubérant, intellectuel, à moitié philosophe qui finit sa vie en suicide à l’orée de la deuxième guerre mondiale.
C’est cet univers foisonnant, à la fois intellectuel, esthétique et un peu mystique, qui est représenté sur scène. Des danseuses dans des chorégraphies de poupées mécaniques, des costumes démesurés, une permanente partition musicale qui rapproche cette pièce d’un opéra baroque, exalté, excessif. Et c’est cette belle vitalité et ce sens perdu du détail qui fait de ce spectacle un moment incomparable. Avec l’impression parfois d’avoir franchi un siècle pour découvrir un quelque chose comme un théâtre d’art, qui n’existe plus mais dont on soupçonne inconsciemment l’existence. Ce qui fait de Matka un objet scénique absolument original.

 

Bruno Fougniès, Reparts.org

L’authenticité « Matka », au Théâtre Elizabeth Czerczuk.

 

Sur une verte colline fumante, un parfum d’encens. Enveloppés par le brouillard des gens que l’on entend encore parler, un homme sort du public pour lancer la pièce. Matka descend les escaliers derrière la scène comme une mariée noire aux roses rouges lors de sa dernière marche nuptiale. Matka (mère en polonais) est accompagnée d’êtres fantasmagoriques. Différents codes vestimentaires se mélangent pour créer une esthétique de déchirure, de lambeaux et d’animalité. Un cortège la suit entre pantomime et danse contemporaine; les danseuses apportent l’ivresse et l’accompagnent tantôt dans la jouissance et l’extase, tantôt dans la douleur d’un deuil où le rire burlesque et la sensualité se fondent. Grâce au maintien d’un rythme nerveux et saccadé, le théâtre est d’abord un corps confus. Matka est une recherche de la théorie de la forme pure. Elizabeth Czerczuk compose la pureté d’un théâtre qui explore son propre langage pour s’affranchir de la parole.

Matka est la troisième création d’Elizabeth Czerczuk, librement inspiré de l’œuvre de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, elle clôt une trilogie composée par «Requiem pour les artistes» et  «Dementia praecox 2.0». Cette dystopie de relations raconte la vie de Matka et de son fils Léon.  C’est autour de deux personnages que la pièce construit une image féconde de la mère contenant ainsi les prismes de la féminité, métaphorisant l’inceste pour installer un personnage double, le fils-amant, un écrivain improductif incapable de réussir le convenable et le prolifique de la littérature.

Matka est une mère abandonnée aux libations et aux plaisirs mondains cherchant son âme dans le purgatoire. Les dettes, les mensonges, et finalement l’ennui parcourent la scène à travers la promesse de l’amour, de la jouissance et de la délivrance. La féminité est un cercle qui donne naissance à une perte continuelle qui ne s’achève qu’avec la mort. Cependant, le seul lieu possible de confort pour cette mère totale est la famille. Les ancêtres viennent peupler la pièce sortis de coffres et cadencés par des poupées géantes qui dansent la désarticulation produite par l’évocation de ce temps révolu. Les réminiscences sortent d’une pulsion libératrice. Répliques en polonais traduites ou rapportées par l’animateur qui accompagne la pièce, la parole est accusée laissant ainsi la place à la cohésion d’une pièce dont les parties ne peuvent pas être séparées.

Les courtes tirades composent un canevas qui répond à la question, qu’est-ce qu’un artiste  ? Il faut témoigner de la construction de cet univers métaphysique qui résiste au monopole de la parole. Théâtre immersif par l’inclusion du public et par les dispositifs scéniques des panneaux-miroirs que l’on déplace continuellement pour découvrir la profondeur féerique des costumes et maquillage. La disposition de la salle de spectacle est pensée pour la mobilité d’un théâtre interactif et modulable cherchant une nouvelle conception de l’espace qui contient aussi le théâtre comme lieu total. Je recommande vivement de le visiter car il est davantage une expérience d’où l’on sort changé. Purgés du mal, nous éprouvons ce qu’est la légèreté. Sur la scène presque noire, vous n’oublierez jamais l’extraordinaire nudité des pieds des danseuses sur scène.

 

Beatriz Nino, La Galerie Du Spectacle

Un théâtre baroque profondément singulier.

 

La metteure en scène et comédienne Elizabeth Czerczuk clôt la trilogie Les Inassouvis en s’inspirant librement de Matka (La Mère) de Stanislaw Ignacy Witkiewicz. Un théâtre baroque profondément singulier.

Après Requiem pour les artistes* et son fascinant cortège de morts-vivants, après Dementia Praecox 2.0*, libre adaptation étonnante de la pièce Le Fou et la nonne (1923) de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, Elizabeth Czerczuk propose Matka, dernier volet de son triptyque Les Inassouvis, inspiré par la pièce éponyme de son auteur de prédilection. Toujours dans la même veine d’un théâtre total, cathartique, engageant profondément l’âme, et le corps, au point de le parer d’atours spectaculaires. Comme dans certains théâtres traditionnels codifiés, mais avec une liberté singulière dont l’audace fait écho au sens de la dérision et à la tonalité absurde de l’auteur. Méconnu en France, considéré en Pologne comme une figure marquante de l’entre-deux-guerres, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, écrivain, peintre et photographe,  allie dans ses œuvres le grotesque et le tragique. S’il a élaboré la théorie de la « forme pure » en art, Elizabeth Czerczuk choisit quant à elle de créer un théâtre total, baroque, plastique et chorégraphié, où la vision catastrophiste de l’auteur se teinte d’espoir grâce à l’art, qui permet à l’être humain de combattre sa finitude et de transcender sa condition. Comme si l’artiste ici devenait une sorte de Sisyphe heureux de porter son lourd fardeau, de tracer un sillon créatif irrigué par toutes sortes d’héritages, de désirs et de manques. Matka convoque le couple formé par la mère et le fils (Elizabeth Czerczuk et Zbigniew Yann Rola), qui se déchirent, mais aussi six danseuses, trois musiciens, et un conférencier (Yann Lemo) qui fait entendre les mots de l’auteur.

Un geste d’artiste libre 

Plus que le nœud des relations filiales, c’est un tableau exubérant et exacerbé de la décadence qui se déploie, celui d’une « humanité qui dégringole » et s’oublie à travers l’alcool ou les drogues, celui d’une interrogation sur le mystère de l’existence malgré l’écrasement de l’individu. L’énergie puissante de la danse, le pouvoir évocateur de la musique et le jeu expressionniste composent un alliage souvent saisissant, où la parole est reléguée à la marge, d’autant plus qu’elle s’énonce par éclats fragmentés (plus ou moins compréhensibles) sans réels dialogues. Ce qui convainc ici est moins la relation au texte et à l’auteur admiré que le geste théâtral même, plastique et chorégraphié, travaillé avec un engagement unique dans la filiation des maîtres polonais – Tadeusz Kantor, Jerzy Grotowski, Henryk Tomaszewski -, et plus généralement du théâtre slave, lorsque faire du théâtre est la vie même à chaque instant. Dans une tonalité surréaliste parfois beckettienne, le théâtre par sa fabrication follement ambitieuse fait écho à l’imaginaire de l’auteur, qui s’élève contre la contamination du mensonge et la « moutonisation définitive ». Les repères spatio-temporels même en sont chamboulés, et les spectateurs sont littéralement pris par la main pour inverser les places, et quitter leur insolite colline verdoyante pour la scène. Comme un appel à la liberté…

 

Agnès Santi, La Terrasse

L'univers génial et décadent d’Elizabeth Czerczuk ou le bonheur d’être surpris

Envie de vous laisser surprendre ? Marre des dadas du moment, des thèmes qui flattent la boboïtude bien-pensante ? Foncez rue Marsoulan. Et vous qui entrez ici, perdez toute connexion avec le monde réel.

Le théâtre d’Elisabeth Czerczuk a rouvert ses portes le 5 octobre dernier, agrandi et spectaculairement rénové. Actuellement s’y joue Matka, le dernier de la trilogie les Inassouvis commencée avec "Requiem pour les Artistes" puis "Dementia Praecox 2.0". Plus qu’un spectacle, c’est un univers, surréaliste et décalé, qui invite le spectateur à s’y immerger.

Ce lieu hors du temps, discrètement éclairé de lustres de cristal, à l’esthétique baroque et épurée tout à la fois, a sa magie propre. La jeune femme qui accueille le public, visage de poupée et robe bouffante, pourrait sortir d’un manga. Avant la représentation, le spectateur est accueilli au bar par une haie de mannequins de cire, hommes torse nu portant haut-de-forme, femmes en sous-vêtements de dentelle noire, bas et porte-jarretelle. On se croirait dans un cabaret berlinois de l’Allemagne de la Weimar ou dans un film de Stanley Kubrick.

Matka est librement adapté de la pièce éponyme de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dramaturge polonais du siècle dernier, avant-gardiste et décrié, auteur de la théorie esthétique de la « forme pure ». Si l’art dans sa « forme pure » doit rester étranger à toute connexion avec la vie et décliner uniquement de lois inhérentes aux lignes et aux couleurs, ce spectacle chorégraphique relève le défi avec succès. Dans cette tragi-comédie burlesque à l’extravagante scénographie, une mère mi femme-enfant fatale et mi sorcière et son fils se déchirent. Incapables de communiquer, ils monologuent tour à tour dans une langue poétique et décousue. La mère, jouée par Elisabeth Czerczuk, se lamente et combat ses démons à coups de grandes déclamations et rasades de vodka ; le fils Léon, truculent, mégalomane et peut-être génial (Zbigniew Rola), ponctue son absurde discours d’esclaffades sardoniques et se gargarise d’importance.

Un narrateur tout aussi décadent (Yann Lemo), qui est sans doute la voix de l’auteur, met en exergue par ses propos le caractère absurde de l’histoire qui se déroule sous ses yeux. Cinq danseuses aux visages inanimés telles des poupées de cire animent le spectacle en se mouvant comme des automates de boîte à musique. Les visages, les extraordinaires costumes et coiffures empruntés à l’univers gothique sont magnifiés par l’éclairage très travaillé. Sur scène, un orchestre -- violon, accordéon, xylophone et claviers, complété par des enregistrements de voix et de musique rock -- fournit l’ambiance sonore superbe de ce spectacle immersif où les spectateurs seront également sollicités.

Ce travail d’une esthétique éblouissante relève d’une démarche artistique globale combinant voix et chant, gestuelle et musique. Plus qu’un spectacle, c’est une expérience immersive hors norme qui émerveillera les inassouvis de la scène parisienne.

 

Imane Akalay, La Grande Parade

MATKA OU LA QUESTION DE L’EXISTENCE

À travers les déchirements et les excès d’un couple mère-fils, Elizabeth Czreczurk livre une interprétation acide et métaphysique de l’univers de Witkiewicz et de ses interrogations sur le sens du théâtre.

l ne faut pas attendre le début de la pièce pour s’engouffrer dans l’univers de Witkiewicz: le théâtre Elizabeth Czerczurk semble être en lui-même une incarnation de ce monde, ce qui après tout n’est pas étonnant puisqu’il est l’artiste favori de sa fondatrice. Dès notre arrivée, nous sommes menés à travers un premier couloir intrigant, où dominent le noir et le rouge, peuplé de mannequins vêtus dans un style « gothique » jusqu’à un bar à l’esprit décadent. Des amuse-bouches y sont disposés, chacun sirote un verre de vin, comme une invite à goûter à l’alcool qui attisera la folie des personnages de Matka. Les frontières se dissolvent, on ne sait déjà plus bien si cet intermède au bar fait partie de la pièce et nous érige en protagoniste, ou s’il ne s’agit que d’une attente classique avant le début d’un spectacle. Enfin, les acteurs nous invitent à les suivre dans la salle. La musique slave sur basse électronique résonne et nous propulse immédiatement dans l’action.

À travers le tiraillement d’un couple mère-fils, des interrogations existentielles

Matka, ou La mère, met en scène les tourments d’une mère alcoolique et droguée face au despotisme d’un fils, Léon, peut-être trop aimé, dont le génie artistique supposé n’aboutit jamais à rien. Dès le début, nous sommes propulsés dans l’univers plein d’excès de Léon, dont l’alcool et la luxure constituent l’essentiel. Matka, veuve d’un mari adoré, aux côtés de Léon, laisse transparaître une culpabilité éclatante non dénuée de complaisance : après tout, il est son fils, son œuvre. À mesure que la pièce avance, la relation mère-fils évolue, dans une ambiguïté tout œdipienne. Alors que Léon se marie, il pousse la débauche à l’extrême et, accompagné de sa femme lors d’une soirée de démesure, ils finissent par avoir raison de Matka. Dès lors, celle-ci n’apparaît plus que vêtue d’un costume de mariée, l’ambivalence du personnage s’aiguise. Matka est-elle la mère ou l’amante, la victime ou le bourreau ? Tout au long de la pièce, ces personnages évoluent comme autant de pantins, incapables de dialoguer alors qu’ils le souhaitent, incapables de mener à bien leurs projets de création, incapables de s’accomplir. 

Cette « pièce répugnante en deux actes et un épilogue », comme Witkiewicz la nommait, nous entraîne dans un labyrinthe inquiétant qui pose la question de l’existence, mais aussi de la création artistique. Dans cette mise en scène, Witkiewicz se dédouble d’abord à travers un personnage scandant les interrogations de l’auteur, comme celles du rôle du théâtre, de sa forme, ou encore de l’homme créateur, mais aussi au travers de Léon qui lui, déambule dans cette sorte de purgatoire existentiel. La question de la création artistique est sans cesse mise en perspective avec celle de l’existence, l’incapacité de Léon de trouver son accomplissement artistique rejoint celle de sa mère dans l’éducation de son fils, chacun essayant vainement d’échapper au destin fatal de la création. Dans ce monde métaphysique, l’humour reste présent et sous-tend la plupart des tableaux.

La recherche de la « forme pure »

Witkiewicz écrit Matka en 1924, un an après avoir développé sa théorie de la forme pure au théâtre. Il soutient dans cette théorie que le théâtre ne devrait pas se plier à la recherche d’une cohérence psychologique des personnages, mais à la recherche d’une forme scénique capable de capturer « l’unité transcendantale de l’existence ». Il insiste alors sur l’importance du rêve et de l’inconscient. Elizabeth Czerczurk, sans chercher la forme pure dans sa mise en scène s’appuie cependant sur le patrimoine de l’auteur et propose un théâtre radical, au centre duquel elle place l’humain et sa capacité de résistance à l’uniformisation de la pensée. 

La mise en scène d’Elizabeth Czerczurk nous transporte dans un monde acide, en suspension, dans un voyage à travers des rivages brumeux, souligné par la dureté de la musique techno. Autour des personnages gravitent d’inquiétantes figures féminines réalisant des chorégraphies percutantes. Au centre, Matka et Léon portent des costumes qui leur imposent plus fortement encore les rôles auxquels ils voudraient échapper : Matka se présente d’abord en veuve puis en mariée, alors que Léon porte une longue cape rouge au col montant qui lui donne l’allure d’un tyran grotesque. Les personnages flottent au sein de cette folie, se pliant à une forme de tragique qui n’a de cesse de s’imposer à eux.

Le spectateur : en immersion ou à distance ?

Pour apprécier pleinement la pièce, le spectateur n’a d’autre choix que d’y prendre entièrement part. D’abord parce que les comédiens nous y invitent, tout au long de la pièce, mais aussi du simple fait que nous observions le spectacle depuis une pelouse, comme si nous participions à l’événement, que nous étions devenus, nous aussi, des créatures de l’auteur. De plus, dans sa manière de désarticuler la cohérence à laquelle nous sommes habitués, de nous transporter dans une autre logique que la nôtre, la pièce nous contraint à renoncer à notre manière de comprendre, d’appréhender, pour nous introduire dans l’univers de Matka. Une originalité certaine et attractive.

Cependant, cette immersion absolue dans la proposition métaphysique d’Elizabeth Czerczuk, qui étend celle de Witkiewicz, se trouve parfois freinée par le traitement de la mise en scène : une exagération dramatique vient parfois tirer un sourire, voire un rire franc aux spectateurs, qui regagnent alors leur distance réconfortante avec la pièce. Même si la dimension humoristique de la pièce est une volonté du metteur en scène, cette mise à distance dépouille en même temps le spectateur de sa capacité d’être partie prenante de son univers qui, bien qu’il pose des questions actuelles quant à l’assujettissement de l’humain par une société normative et réductrice pour l’individu, les pose dans un langage qui nous semble peut-être un peu dépassé aujourd’hui par son outrance, avec ses personnages peu nuancés univoquement plongés dans la tragédie. Cela se ressent d’autant plus à notre époque où les technologies mises au service du pouvoir ont atteint un degré de manipulation des individus bien plus subtile, qui s’exerce de manière souvent occulte, sans être immédiatement perceptible.

 

Elise Berlinski, Arts-chipels.fr

L’art de désorienter le spectateur

C’est à nouveau à une saga bien étrange que nous convie Elizabeth Czerczuk avec Matka, le second volet de danse-théâtre de son triptyque Les Inassouvis, dont nous avons pu voir le troisième, Dementia Praecox 2.0, dans ce même théâtre-laboratoire en décembre dernier. Un univers sombre, certes empreint de pessimisme mais toujours poignant, nourri par toutes les vicissitudes de notre monde, dans la lignée de ceux de ses compatriotes et maîtres polonais, Tadeusz Kantor, Henryk Tomaszewki et Jerzy Grotowski. Créée à l'origine en 1996, cette nouvelle présentation de Matka qui nous est offerte aujourd’hui bénéficie d’une mise en scène réactualisant les relations entre ses différents personnages. C’est une œuvre puissante, plus théâtrale que dansée mais, peut-être, moins spectaculaire que Dementia Praecox 2.0, laquelle s’avérait être une libre adaptation de la folie au travers des personnages du "Fou" et de la "Nonne" de Stanislaw Ignacy Witkiewicz (cf. mon analyse à cette date dans ces mêmes colonnes). Adapté du texte éponyme du même auteur, Matka évoque à nouveau un monde étrange, macrocosme de contrastes tout aussi surréaliste qu’absurde dans lequel se dessine au final une lueur d’espoir. Un univers au sein duquel l’on retrouve certains des fous de Dementia Praecox 2.0 parvenus à franchir les barrières de l’enfer pour gagner un purgatoire, pré-paradis où la guérison de leur mal s’avère imaginable. On y retrouve la mère et son fils, respectivement incarnés d’une façon poignante et fort réaliste par Elizabeth Czerczuk et Zbigniew Rola, ainsi qu’une partie du petit monde des fous de Dementia Praecox, dès lors devenus immatériels après avoir perdu quelques bribes de leur apparence humaine. Une œuvre de théâtre total aussi dérisoire que parodique au sein de laquelle l’amour côtoie à nouveau la mort, leitmotiv dans l’œuvre de cette chorégraphe dont l’ambition est de « faire de la folie un art raffiné en célébrant des mariages improbables ».

Le spectacle réunit autour de la mère et de son fils six danseuses, trois musiciens et un narrateur, lequel d’ailleurs ouvre la soirée dans l’atrium du théâtre en déclamant quelques poèmes, entre autres de La Fontaine, Ronsard, Baudelaire, Lamartine ou Verlaine, laissés au choix et à l’appréciation des spectateurs. Mise en condition aussi surprenante que déstabilisante quand on sait que la suite du spectacle qui n’a rien d’éthéré va paradoxalement nous plonger dans la décadence « où l’alcool coule à flots, où la drogue circule plus librement que la parole »… Bien plus que de nous surprendre, l’art d’Elizabeth Czerczuk se veut un "art du choc" au sens propre du terme, « un art contre les aliénations de notre époque, sans compromis ni demi-mesure » dit-elle. C’est effectivement le but qu’elle atteint, tout d’abord en déroutant le spectateur par ses images-choc violentes et colorées à l’extrême (mais d’une certaine beauté dans leur laideur), clichés que l’on se refuse parfois même à admettre… Par cette prise en otage volontaire du spectateur ensuite, lequel, surpris, intimidé, voire abasourdi, n’a guère le temps de réagir, sinon de s’y soustraire en s’enfermant dans sa coquille. Images reflétant bien évidemment la fragilité et la faiblesse de l’Homme mais aussi sa couardise et son incapacité à communiquer autant qu’à réagir et, partant, son intempérance et ses excès… L’amorce de dialogue et la lueur d’espoir qu’elle prône ne surviendront que tout à la fin du spectacle, à l’instar d’une délivrance. Une œuvre visionnaire électrisante, aussi violente qu’étonnante, à mi-chemin entre le théâtre, l’opéra-rock et la danse, qui donne à réfléchir et qui ne peut laisser indifférent.

 

J.M. Gourreau, Critiphotodanse

Un délire savamment organisé

En France, on monte peu Witkiewicz, génial auteur polonais mort de par sa propre décision en 1939 (il se suicida quand il apprit l’entrée des troupes nazies dans son pays). Il avait beaucoup d’avance sur le théâtre de l’absurde et ses pièces se moquent follement de la logique et des certitudes intellectuelles. Polonaise de Paris, Elizabeth Czerczuk a établi un montage à partir de plusieurs textes, suivant l’idée centrale d’une femme à la fois muse et monstre. Tiraillé entre deux femmes – l’acteur est véritablement écartelé par deux jeunes filles qui s’acharnent chacune sur un filin menant au même homme désiré - , un bourgeois évolue dans un monde où défilent des êtres séduisants et vénéneux. Des miroirs et des meubles à roulettes circulent dans l’espace, reflétant ou cachant femmes en robes chic ou en collant, messieurs en frac. Dans ce labyrinthe où s’égarent la vérité et le désir, l’homme en perd son habit sans être certain de survivre dans cet univers nocturne traversé de lumières rouges.

C’est irracontable, d’autant plus que Witckiewicz aime à casser ses histoires et à lancer diverses mises en question théoriques ou farfelues (« On ne sait pas ce qu’est la vie, on ne sait pas ce qu’est la mort »). Elizabeth Czerczuk ne se prive pas de faire de même, dirigeant ses acteurs dans un délire très organisé et soutenu par une musique savamment sournoise de Matthieu Voisin. C’est un spectacle qui ne ressemble à aucun autre, car on ne connaît plus ce style dramatique à Paris. Il faut sans doute remonter aux passages de Tadeusz Kantor et de son Teatre Cricot 2 pour retrouver ce sens du tourbillon funèbre, du grotesque vengeur dont la violence est aussi métaphysique que sociale. Cela peut surprendre, dérouter en notre temps où l’avant-garde a pratiquement disparu. Mais, précisément, voilà une occasion de découvrir un théâtre surprenant qui revendique sa filiation avec les grandes révolutions esthétiques des années 70 et exprime une étrange beauté pugnace.

 

Gilles Costaz, webtheatre.fr

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