À travers les déchirements et les excès d’un couple mère-fils, Elizabeth Czreczurk livre une interprétation acide et métaphysique de l’univers de Witkiewicz et de ses interrogations sur le sens du théâtre.
l ne faut pas attendre le début de la pièce pour s’engouffrer dans l’univers de Witkiewicz: le théâtre Elizabeth Czerczurk semble être en lui-même une incarnation de ce monde, ce qui après tout n’est pas étonnant puisqu’il est l’artiste favori de sa fondatrice. Dès notre arrivée, nous sommes menés à travers un premier couloir intrigant, où dominent le noir et le rouge, peuplé de mannequins vêtus dans un style « gothique » jusqu’à un bar à l’esprit décadent. Des amuse-bouches y sont disposés, chacun sirote un verre de vin, comme une invite à goûter à l’alcool qui attisera la folie des personnages de Matka. Les frontières se dissolvent, on ne sait déjà plus bien si cet intermède au bar fait partie de la pièce et nous érige en protagoniste, ou s’il ne s’agit que d’une attente classique avant le début d’un spectacle. Enfin, les acteurs nous invitent à les suivre dans la salle. La musique slave sur basse électronique résonne et nous propulse immédiatement dans l’action.
À travers le tiraillement d’un couple mère-fils, des interrogations existentielles
Matka, ou La mère, met en scène les tourments d’une mère alcoolique et droguée face au despotisme d’un fils, Léon, peut-être trop aimé, dont le génie artistique supposé n’aboutit jamais à rien. Dès le début, nous sommes propulsés dans l’univers plein d’excès de Léon, dont l’alcool et la luxure constituent l’essentiel. Matka, veuve d’un mari adoré, aux côtés de Léon, laisse transparaître une culpabilité éclatante non dénuée de complaisance : après tout, il est son fils, son œuvre. À mesure que la pièce avance, la relation mère-fils évolue, dans une ambiguïté tout œdipienne. Alors que Léon se marie, il pousse la débauche à l’extrême et, accompagné de sa femme lors d’une soirée de démesure, ils finissent par avoir raison de Matka. Dès lors, celle-ci n’apparaît plus que vêtue d’un costume de mariée, l’ambivalence du personnage s’aiguise. Matka est-elle la mère ou l’amante, la victime ou le bourreau ? Tout au long de la pièce, ces personnages évoluent comme autant de pantins, incapables de dialoguer alors qu’ils le souhaitent, incapables de mener à bien leurs projets de création, incapables de s’accomplir.
Cette « pièce répugnante en deux actes et un épilogue », comme Witkiewicz la nommait, nous entraîne dans un labyrinthe inquiétant qui pose la question de l’existence, mais aussi de la création artistique. Dans cette mise en scène, Witkiewicz se dédouble d’abord à travers un personnage scandant les interrogations de l’auteur, comme celles du rôle du théâtre, de sa forme, ou encore de l’homme créateur, mais aussi au travers de Léon qui lui, déambule dans cette sorte de purgatoire existentiel. La question de la création artistique est sans cesse mise en perspective avec celle de l’existence, l’incapacité de Léon de trouver son accomplissement artistique rejoint celle de sa mère dans l’éducation de son fils, chacun essayant vainement d’échapper au destin fatal de la création. Dans ce monde métaphysique, l’humour reste présent et sous-tend la plupart des tableaux.
La recherche de la « forme pure »
Witkiewicz écrit Matka en 1924, un an après avoir développé sa théorie de la forme pure au théâtre. Il soutient dans cette théorie que le théâtre ne devrait pas se plier à la recherche d’une cohérence psychologique des personnages, mais à la recherche d’une forme scénique capable de capturer « l’unité transcendantale de l’existence ». Il insiste alors sur l’importance du rêve et de l’inconscient. Elizabeth Czerczurk, sans chercher la forme pure dans sa mise en scène s’appuie cependant sur le patrimoine de l’auteur et propose un théâtre radical, au centre duquel elle place l’humain et sa capacité de résistance à l’uniformisation de la pensée.
La mise en scène d’Elizabeth Czerczurk nous transporte dans un monde acide, en suspension, dans un voyage à travers des rivages brumeux, souligné par la dureté de la musique techno. Autour des personnages gravitent d’inquiétantes figures féminines réalisant des chorégraphies percutantes. Au centre, Matka et Léon portent des costumes qui leur imposent plus fortement encore les rôles auxquels ils voudraient échapper : Matka se présente d’abord en veuve puis en mariée, alors que Léon porte une longue cape rouge au col montant qui lui donne l’allure d’un tyran grotesque. Les personnages flottent au sein de cette folie, se pliant à une forme de tragique qui n’a de cesse de s’imposer à eux.
Le spectateur : en immersion ou à distance ?
Pour apprécier pleinement la pièce, le spectateur n’a d’autre choix que d’y prendre entièrement part. D’abord parce que les comédiens nous y invitent, tout au long de la pièce, mais aussi du simple fait que nous observions le spectacle depuis une pelouse, comme si nous participions à l’événement, que nous étions devenus, nous aussi, des créatures de l’auteur. De plus, dans sa manière de désarticuler la cohérence à laquelle nous sommes habitués, de nous transporter dans une autre logique que la nôtre, la pièce nous contraint à renoncer à notre manière de comprendre, d’appréhender, pour nous introduire dans l’univers de Matka. Une originalité certaine et attractive.
Cependant, cette immersion absolue dans la proposition métaphysique d’Elizabeth Czerczuk, qui étend celle de Witkiewicz, se trouve parfois freinée par le traitement de la mise en scène : une exagération dramatique vient parfois tirer un sourire, voire un rire franc aux spectateurs, qui regagnent alors leur distance réconfortante avec la pièce. Même si la dimension humoristique de la pièce est une volonté du metteur en scène, cette mise à distance dépouille en même temps le spectateur de sa capacité d’être partie prenante de son univers qui, bien qu’il pose des questions actuelles quant à l’assujettissement de l’humain par une société normative et réductrice pour l’individu, les pose dans un langage qui nous semble peut-être un peu dépassé aujourd’hui par son outrance, avec ses personnages peu nuancés univoquement plongés dans la tragédie. Cela se ressent d’autant plus à notre époque où les technologies mises au service du pouvoir ont atteint un degré de manipulation des individus bien plus subtile, qui s’exerce de manière souvent occulte, sans être immédiatement perceptible.
Elise Berlinski, Arts-chipels.fr